SEHAG : SORTIE DU 19 08 2015
LA CARRIÈRE GALLO-ROMAINE DE LOCUON
Paradoxalement, j’ai découvert l’existence de la carrière de Locuon lors du Colloque international de glyptographie de Valence de 2012 en Espagne organisé par le CIRG de Braine le château en Belgique.
Nous y rencontrâmes J. C. Bessac, chercheur au CNRS, grand connaisseur des techniques de taille dont la spécialité est l’étude des traces d’outils sur les roches. Il nous présenta son travail sur certains monuments du Moyen-Orient, aujourd’hui bien menacé de destruction par les conflits en cours. Nous évoquâmes, alors, notre ouvrage sur les marques lapidaires de Bretagne et sa future parution sous le titre ‘’Les signes sur la pierre’’. De retour en Armorique nous nous précipitâmes à Locuon et ce fut une formidable découverte dont je vais dire les grandes lignes.
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Travail de synthèse réalisée à partir des travaux de : Maligorne Yvan, Éveillard Jean-Yves, Chauris Louis. Extraction et utilisation des granites en Armorique romaine. L'exemple de la carrière de Locuon en Ploërdut (Morbihan). In: Gallia. Tome 59, 2002. www.persée.fr
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L'utilisation des granites régionaux constitue l'originalité majeure de l'architecture et de la sculpture en Armorique romaine. Dans la région on ne connaît qu'une seule carrière orientée vers l'extraction de blocs de grand appareil. Située à Locuon en Ploërdut (Morbihan), elle a largement approvisionné les chantiers de Vorgium/Carhaix, chef-lieu des Osismes. La pierre est un granite très clair, blanchâtre et relativement tendre qui devait rappeler les marbres et les calcaires utilisés dans d’autres parties de l’empire romain ces deux facteurs ont certainement déterminé son choix.
L'acheminement vers Vorgium, à 27 km, était assuré par la voie Darioritum/Vorgium ou Vannes/Carhaix, à proximité de laquelle la carrière s'est développée. Une fouille d'étendue limitée, pratiquée durant l'été 2000, a livré du mobilier permettant de dater l'exploitation entre la première moitié du Ier s. et la fin du IIe s.
Selon les archéologues le site de Locuon a été l’une des plus enthousiasmantes découvertes archéologique de ces dernières années. L’inventeur en fut un passionné d’archéologie, Mr Marcel Tuaze. Au début des années 1990, il avait été frappé par la façon dont la roche avait été extraite dans cette cavité et les ressemblances avec des grands blocs romains de pierre trouvés à Rennes.(...)
Il informa de sa découverte les spécialistes régionaux, dont Jean-Michel Éveillard, professeur à l’université de Brest. “Il m’a fait découvrir ce site incroyable en 1995, alors qu’au même moment on fouillait la domus de l’hôpital à Carhaix, témoigne le chercheur brestois’’.
Après analyse, on s’est aperçu que les blocs employés dans sa construction venaient bien de Locuon. En fait, 90 % du granit utilisé dans la construction de Vorgium venait de là.
Locuon a ensuite été partiellement fouillé, l’équipe de Jean-Michel Éveillard mettant au jour l’habitat des carriers, des tronçons de colonnes et une petite statue, peut-être une déesse-mère à laquelle les ouvriers vouaient un culte. “Pendant les grands chantiers de Vorgium, il devait y avoir une activité régulière et intense. Par la voie romaine, toujours visible, il faut treize heures environ à un attelage pour rejoindre la ville. Pendant les périodes de creux, les carriers taillaient des sous-produits comme des meules ou des autels, dont on a quelques exemples dans le village et à l’intérieur de l’église.”
Vorgium a joué un rôle que n’ont pas eu d’autres agglomérations d’Armorique. De par son étendue et sa population qui a pu s’élever jusqu’à quinze mille personnes, elle se classe parmi les principales villes de l’ouest de la Gaule.
La prise de conscience de l’importance de Carhaix, à l’époque gallo-romaine, est sans doute une des avancées majeures de la recherche depuis les dernières années. Des chantiers d’envergure y ont été menés, comme la mise en valeur de son aqueduc ou la fouille de l’hôpital dans les années 1990.
La construction d’un aqueduc, la densité du réseau de voies antiques sont autant d’éléments prouvant son dynamisme.
La carrière de Locuon est située aux confins nord de la commune de Ploërdut (Morbihan). Elle se trouve sur le passage même de l’itinéraire Vannes Carhaix, puisqu'une distance de 40 m seulement l'en sépare. Nul doute que la proximité de cet axe de circulation a constitué un facteur favorable à son exploitation.
Le bourg de Locuon culmine à 262 m, son territoire a été entaillé par plusieurs carrières. Une seule reste actuellement accessible. Située au nord-est de l'église, dont le chevet n'est qu'à 11 m du front le plus proche, elle couvre plusieurs hectares, en grande partie envahis par la végétation et les déchets d'extraction.
Elle se présente aujourd'hui comme une exploitation en tranchée, établie à flanc de coteau. (...)
Le granite extrait dans la carrière de Locuon représente l'un des faciès du massif leucogranitique de Langonnet, intrusif dans le pluton de Rostrenen. La pierre de Locuon est particulièrement claire, blanchâtre, à l'aspect quasi neigeux ; par altération, elle peut prendre une nuance jaunâtre. La granulométrie est fine, de l'ordre du millimètre. Le feldspath, constituant essentiel, est terne ; le quartz gris, à éclat brillant ; la muscovite (mica blanc) est assez sporadique. Aucune orientation préférentielle n'est mise en évidence. À la différence d'autres granites à grain fin du massif de Langonnet, qualifiés par les carriers, dans leur langage imagé, de « raides », la pierre de Locuon est reconnue comme « molle ». J.-C. Bessac, qui s'est livré à des essais de taille, la compare à certains grès et aux granites de la région de Vigo, dans la péninsule Ibérique ; il la situe aux indices 7-8 de la norme AFNOR, c'est-à-dire à la frontière des catégories fermes et dures. Tendre, relativement facile à travailler, elle résiste toutefois bien à l'érosion après sa mise en œuvre.
À l'évidence, a faible dureté de ce granite, assez exceptionnelle a dû jouer un rôle majeur dans son utilisation intensive à l'époque romaine : toute proportion gardée, cette caractéristique physique du matériau le rapprochait un peu, pour l'exploitant, des roches calcareuses.
Cette propriété pétrographique favorable - nécessaire mais encore insuffisante - était heureusement complétée par des critères structuraux également propices à l'exploitation. En premier lieu, une disposition en bancs généralement peu inclinés, évoquant encore, pour les carriers, les roches sédimentaires, offrant ainsi des plans naturels de séparation au sein de la masse rocheuse. Mieux, en profondeur, les dits bancs acquièrent rapidement des épaisseurs convenables pour l'obtention des blocs de grand appareil, atteignant et même dépassant largement 1 m, voire même parfois 1,50 m. Par ailleurs, l'espacement des diaclases subverticales qui recoupent le granite selon des directions à peu près perpendiculaires conditionne aussi le volume des blocs à extraire.(...)
L'épaisseur des bancs, à la partie inférieure du front de taille, de l'ordre de 1,10 m, permet d'obtenir des éléments de 1/2 m3 environ, soit, avec une densité du granite de 2,6, de 1,3 t. En d'autres points de l'excavation (près de la chapelle), les espacements deviennent nettement plus considérables, respectivement de l'ordre de 1,10 m et de 1,30 m, ce qui conduit ici à l'obtention de blocs atteignant le mètre cube (2,6 t).
Les facteurs pétrographiques et structuraux se sont conjugués pour offrir, avec abondance, et des conditions d'extraction relativement faciles, un beau matériau homogène, apte au façonnement du grand appareil, exigé par les constructions monumentales de Carhaix. Mieux, la faible dureté du granite armoricain en ce point a permis d'utiliser à l'extrême occident de la Gaule des méthodes d'exploitation comparables à celles pratiquées par les Gallo-Romains dans les calcaires des régions méditerranéennes.
Les fronts de la carrière de Locuon sont parcourus de deux types de traces : d'une part, de longues séries de sillons parallèles et légèrement curvilignes, consécutives à l'extraction proprement dite ; d'autre part, des sillons plus courts et désordonnés, résultant d'une rectification des parois au pic.
Le principe général de l'extraction est bien connu : des tranchées verticales - les traces ou havages —étaient creusées autour du volume de pierre qui devait être extrait, puis le bloc était arraché au substrat à l'aide de coins fichés dans une série d'emboîtures horizontales.
Les tranchées ont ici été ménagées à l'aide d'une escoude à pointe pyramidale unique. Elles étaient creusées en pratiquant plusieurs passes frontales (...) Les hauteurs mesurées varient de 50 à 118 cm, les longueurs, de 150 à 213 cm. Il est d'ailleurs certain que des blocs plus longs ont été arrachés à la carrière : c'est ce que prouve, avec ses 242 cm de longueur, l'architrave conservée à Landeleau. La grande variété des dimensions des blocs extraits indique que la production de la carrière n'était pas soumise à des normes préétablies, et que les carriers répondaient à des commandes précises.
La mesure de l'espacement des sillons visibles sur les parois permet de mesurer, au moins en termes relatifs, l'efficacité de la progression des carriers. Les données recueillies en divers points montrent que l'écart s'établissait généralement autour de 35-40mm, ce dont on peut déduire que la main-d'œuvre possédait un niveau de compétence très homogène.
Nous sommes beaucoup moins bien renseignés sur la dernière phase de l'extraction, qui fait intervenir les coins. Cinq empreintes d'emboîtures sont visibles près du front oriental, mais, trop érodées, elles ne se prêtent pas à des observations précises.(...)
On le voit, de très nombreuses incertitudes pèsent encore sur les techniques mises en œuvre à Locuon, qui ne pourront être levées que par un dégagement des sols de carrière.
À en juger par les empreintes des blocs extraits, la carrière était essentiellement consacrée à la production de blocs de grand appareil. Le fait que les sols de carrière soient largement masqués empêche évidemment le plus souvent de calculer la largeur des blocs, mais leur longueur est matérialisée par les fonds de tranchées qui subsistent sur les parois, et leur hauteur par de légers ressauts horizontaux.(...)
La carrière de Locuon était aussi le lieu d'un dégrossissage poussé des blocs ; effectué non loin des fronts de taille, il avait évidemment pour fonction première de réduire le poids des blocs en vue du transport. En 1973, lors du percement d'un chemin, quatre blocs inachevés ont ainsi été mis au jour. Le moins significatif, puisque sa destination finale ne peut être déterminée, est un bloc parallélépipédique dont l'une des faces est brute d'extraction, les autres portant des traces de pic et de broche. Le deuxième est un tambour sur lequel peuvent être observées deux phases du dégrossissage : l'une des sections est grossièrement traitée au pic, l'autre, s'approchant au plus près du volume définitif, est dressée à la broche. Le troisième bloc se présente sous la forme d'un volume cylindrique muni à l'une de ses extrémités d'un épais disque saillant ; il s'agit sans doute d'une base de colonne en cours d'épannelage. Enfin, il faut signaler la découverte d'un bloc de chaperon presque entièrement achevé.
Ces divers éléments montrent que l'ébauche en carrière pouvait être poussée jusqu'à un stade très avancé. La hauteur de 118 cm se place aux limites des normes de l'extraction antique.(...)
En marge de ce qui constituait manifestement leur activité principale, à savoir la production de blocs de grand appareil, les carriers se sont livrés à la taille sommaire de petits autels, dont on ne sait pas s'ils devaient être vendus aux populations environnantes ou s'ils étaient destinés aux carriers eux-mêmes. Deux petits monuments sont exposés dans l'église de Locuon (...)
L'escoude, l'outil d'extraction utilisé sous le Haut-Empire se caractérisait par la présence, à chacune de ses extrémités, de deux dents. Ce constat, dont la valeur chronologique est établie pour la Narbonaise et le Proche-Orient a pu être étendu à l’Aquitaine sur la foi d’observations plus ponctuelles. L'escoude à pointe pyramidale unique rencontrée à Locuon correspond quant à elle, dans la typologie établie par J.-C. Bessac, à la forme E, laquelle était employée dans le Bois des Lens du Bas-Empire au haut Moyen Âge ; on retrouve les impacts d'un outil similaire dans les carrières de Saint-Savinien, en Charente-Maritime, au XIIe s. Or, l'examen pétrographique des monuments de la région de Locuon montre que l'affleurement n'a connu que deux phases d'exploitation : l'une sous le Haut-Empire, l'autre à l'époque moderne, la reprise de l'extraction devant être située à la fin du XVe ou au début du XVIe s. (...).
Faute de données intrinsèques, on aurait aimé pouvoir se tourner vers les éléments d'architecture de Carhaix pour dater plus précisément l'exploitation.(...) Les blocs conservés sont malheureusement trop peu nombreux pour nous permettre de distinguer les temps forts d'une activité sans doute discontinue, qui ne faisait que répondre à la demande des différents programmes architecturaux. (...)Un sondage d'évaluation a été pratiqué en juillet 2000, à la périphérie nord-ouest de la carrière, à 17 m d'une source et à 35 m du front de taille* le plus proche. Cette fouille d'étendue réduite (11 m x 3 m) a révélé une stratigraphie complexe : à la base, reposant sur le paléosol, une couche d'occupation a livré du mobilier céramique et des blocs travaillés, correspondant à une première phase de l'activité. Ce niveau a été recouvert d'un remblai constitué de déchets de carrière, grosses pierres brutes provenant vraisemblablement de la découverte, mais aussi éclats plus réduits et sable résultant de l'emploi de l'escoude. Sur ce sol nivelé et assaini, a été bâti un édifice en petit appareil soigné, dont on a retrouvé la base de deux murs. La proximité de la fontaine, ainsi que l'abondance relative du mobilier céramique recueilli donnent à penser que l'on est ici en présence d'un habitat de carriers. Cet édifice a ensuite lui-même été recouvert par des déchets de carrière. Dans un dernier stade, une forge a probablement été installée à proximité immédiate : aucune structure n'a encore été reconnue, mais le site est recouvert d'une épaisse couche noire très dense, comportant de nombreux déchets métalliques. Si les différentes phases n'ont pu être datées avec précision, le mobilier recueilli se situe entre le début du Ier s. et le milieu du IIe s.
Les techniques d'extraction mises en œuvre à Locuon témoignent d'une parfaite connaissance du matériau de la part de carriers qui sont à même de tirer le meilleur parti de la structure du massif. La méthode des havages est certes très fastidieuse et coûteuse en temps ; elle autorise en revanche l'application d'un canevas d'extraction très strict et permet un gain de temps sensible au moment de l'équarrissage des blocs.
Sans qu'il soit possible de proposer des indices de dureté précis, il est indubitable que le granite de Locuon occupe une place singulière dans la gamme des granites régionaux ; pour la grande majorité de ces derniers, la seule technique d'extraction envisageable est celle qui fait uniquement appel aux coins. Il est à cet égard tout à fait remarquable que l'utilisation de l'escoude n'ait jamais été relevée dans aucune carrière régionale, et ce, quelle que soit la période considérée.
Il convient donc de se demander comment ces techniques étrangères aux pratiques régionales ont été introduites dans la cité des Osismes. On ne peut malheureusement attendre aucun élément de réponse du mobilier exclusivement céramique mis au jour lors des fouilles récentes. L'hypothèse la plus plausible consiste à envisager la venue, à l'occasion peut-être des premiers programmes monumentaux de Carhaix, de carriers spécialisés dans l'extraction du calcaire.(...)
L'aire de diffusion de la pierre de Locuon apparaît relativement restreinte : les environs immédiats de la carrière - encore que les témoins y soient peu nombreux — et Carhaix ont livré l'essentiel des indices. Dans la capitale des Osismes, la majeure partie du décor architectonique est taillée dans le granite de Locuon. Ont été exhumés des chapiteaux, tous toscans, dont deux exemplaires tardifs présentent des traces de tournage, des tambours de colonnes lisses, un bloc de corniche modillonnaire. On signalera surtout les nombreux fragments d'un pilier, monument religieux ou funéraire. Datables du II es., ils sont abondamment ornés de rais-de-cœur, billettes, languettes, flots et oves ; l'un des registres du monument portait en outre un décor figuré sculpté en haut relief, dont ne subsistent plus que de maigres vestiges. Ces éléments, qui n'ont pour l'heure aucun équivalent en Armorique, ne font que souligner la très bonne aptitude du granite de Locuon à supporter une taille fine.(...)
La question de l'acheminement des matériaux vers les chantiers de Vorgium/Carhaix peut être appréhendée avec une certaine vraisemblance dans la mesure où, comme on l'a dit, la carrière était située sur le passage d'une importante voie romaine. De l'altitude de 260 m au point de départ, on passe à celle de 150 m en l'espace de 27 km. Deux vallées devaient être franchies, mais ni l'une ni l'autre ne constituait une difficulté insurmontable. Tout au plus peut-on penser que pour la plus importante, où l'on descend de la cote 160 à la cote 110 en l'espace de 1 km, on devait faire preuve du maximum de précautions en attelant les bœufs à l'arrière. En nous appuyant sur les données fournies par J.-C. Bessac pour les carrières du Bois des Lens, près de Nîmes, nous avons calculé qu'un chargement de 4 à 6 t, tiré sur un chariot par deux ou trois paires de bœufs, pouvait atteindre Vorgium après 13 h de route. La difficulté a été singulièrement accrue lorsqu'il s'est agi de transporter des blocs d'architrave, évalués à 2,70 t, vers le site de Landeleau. Le trajet total est alors de 40 km, avec le franchissement de deux vallées supplémentaires. Il aurait certainement été beaucoup plus facile de faire venir du granite du massif du Huelgoat, qui n'est éloigné que de 13 km en direction du nord, ou des environs de Le Saint, à 20 km vers le sud-est, deux gisements dont nous savons qu'ils étaient exploités à l'époque romaine. L'élection dans le cas présent de la pierre de Locuon traduit de manière éclatante la bonne réputation dont elle jouissait.
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2002